Robert Schuman, l’Europe et la Paix

Marie-Thérèse Bitsch
Professeur émérite à l’Université de Strasbourg

 

 

 

Papiers d'actualité/ Current Affairs in Perspective
Fondation Pierre du Bois
No 7, October 2012

 

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L’attribution du prix Nobel de la paix à l’Union européenne, annoncée le 12 octobre 2012, est l’occasion de rappeler combien les fondateurs de l’Europe unie étaient préoccupés par la nécessité d’établir une paix durable. Il suffit de relire les premières lignes de la célèbre déclaration du 9 mai 1950 pour comprendre que l’Europe était considérée comme le meilleur moyen de garantir la paix : « La paix mondiale ne saurait être  sauvegardée sans des efforts créateurs à la mesure des dangers qui la menacent. La contribution qu’une Europe organisée et vivante peut apporter à la civilisation est indispensable au maintien des relations pacifiques. En se faisant depuis plus de vingt ans le champion d’une Europe unie, la France a toujours eu pour objet essentiel de servir la paix. L’Europe n’a pas été faite, nous avons eu la guerre. » Préparée par Jean Monnet[i] et ses collaborateurs, cette déclaration a été faite au nom du gouvernement français par le ministre des affaires étrangères, Robert Schuman[ii], qui en prend la responsabilité politique et laisse son nom à ce projet qui va aboutir à la création de la première Communauté européenne, celle du charbon et de l’acier.

Robert Schuman n’a pas attendu cet apogée de la guerre froide que représente l’année 1950 pour tenter de mettre l’Europe unie au service de la paix. Dès son arrivée au Quai d’Orsay dans l’été 1948, le nouveau ministre des affaires étrangères lance une première initiative européenne. Le contexte politique ne peut que l’y inciter. Le mois de juin a été riche en événements graves. Les trois puissances occidentales (Etats-Unis, Royaume-Uni, France) décident alors d’unifier économiquement leurs trois zones d’occupation en Allemagne, d’autoriser la réunion d’une Assemblée constituante chargée d’élaborer la Loi fondamentale de la future République fédérale d’Allemagne et d’introduire une nouvelle monnaie, le deutschemark, dans cette Allemagne de l’Ouest et dans les secteurs occidentaux de Berlin. Alors que l’Union soviétique réagit à ces mesures par le blocus de Berlin, suscitant une grave crise entre les deux blocs, la France se voit obligée de redéfinir clairement sa politique étrangère. L’ère des contraintes ou des représailles vis-à-vis de l’Allemagne est désormais révolue. Comme le souhaitent les Etats-Unis, la France doit pratiquer une politique de rapprochement avec ce pays qui avait été souvent son ennemi, construire avec lui une Europe occidentale forte, susceptible de résister à toute menace soviétique.

 Dès le 18 août 1948, Robert Schuman donne son appui à un projet lancé en mai par le Congrès de La Haye et mis au point par le Mouvement européen. L’idée est de préparer l’Union européenne en instaurant d’abord une Assemblée chargée d’inventer les modalités de l’unification[iii]. Selon Schuman, ce projet doit « donner son expression à la volonté d’unité et de paix des peuples d’Europe ». Il insiste sur l’intérêt de créer une Assemblée où « les représentants des peuples s’emploieront à faire tomber les préventions qui divisent et qui finissent par compromettre la paix »[iv]. Ce projet doit permettre la participation de l’Allemagne de l’Ouest afin d’éviter toute poussée nationaliste qui pourrait être dangereuse pour ses voisins.  Mal accueilli à Londres, ce projet est profondément remanié et aboutit en mai 1949 à la création du Conseil de l’Europe, organisation intergouvernementale qui déçoit Schuman et semble mal armée pour garantir la paix.

 C’est exactement un an plus tard que le ministre lance « le plan Schuman » en vue d’organiser une Communauté européenne du charbon et de l’acier autour d’un noyau franco-allemand. Dans un texte confidentiel, qui va dans le même sens que la déclaration publique, il définit sa finalité sans aucune ambiguïté : «L’objectif de la proposition du 9 mai est avant tout de caractère politique. Il s’agit, en organisant l’Europe sur des bases meilleures, d’apporter une contribution essentielle au maintien de la paix. Le rassemblement nécessaire des nations européennes exige d’abord que l’opposition séculaire de la France et de l’Allemagne soit éliminée. En multipliant les liens d’intérêt entre les Puissances occidentales de l’Europe et l’Allemagne, nous travaillons réellement à intégrer celle-ci dans la communauté des peuples libres et nous réduisons par là-même les risques de guerre »[v]. Pour l’heure, Schuman semble donc préoccupé essentiellement par la réconciliation entre la France et l’Allemagne,  garant de la cohésion et de la paix en l’Europe occidentale mais aussi contribution à la paix entre les deux blocs, comme le montre aussi l’appui qu’il donne au projet de Communauté européenne de défense, lancé par le chef du gouvernement français à l’automne 1950.

 Après son départ du Quai d’Orsay en janvier 1953 et jusqu’à sa mort en 1963, Schuman continue à prôner le renforcement de l’unité européenne comme moyen de préserver la paix. Dans de nombreux articles, discours et conférences prononcés à travers l’Europe, ces deux thèmes sont généralement liés[vi]. Certes, à partir du milieu des années 1950, l’Allemagne n’est plus considérée comme un danger pour ses voisins mais comme un pays démocratique, un allié qui inspire confiance. Par contre, la menace soviétique n’est pas écartée et justifie selon Schuman la vigilance des Européens. S’il envisage par moments la détente, la coexistence pacifique, le dialogue avec Moscou, les crises de Suez et Budapest en novembre 1956 ravivent ses inquiétudes. Schuman tire alors une sonnette d’alarme : l’Europe doit être à même de se défendre. Or, le Pacte atlantique ne suffit pas à garantir  la sécurité, à cause de « sa faiblesse congénitale », l’article 5, qui ne prévoit pas d’intervention automatique et pas de vote majoritaire. Le salut peut venir seulement d’une accélération de l’unification de l’Europe.

 Dès la fin de l’année 1956, alors que la négociation du traité de Rome créant la Communauté économique européenne est sur le point de se conclure, Schuman appelle à réaliser une étape supplémentaire, celle de l’Europe politique. Il pense que les gouvernements devraient être obligés de se concerter avant toute action qui risque d’entrainer une crise internationale comme à Suez. Il souhaite constituer un comité des ministres pour discuter de politique étrangère. Il propose l’élection du Parlement européen au suffrage universel direct afin de consulter régulièrement l’opinion publique et permettre un contrôle démocratique sur la politique européenne[vii]. Schuman veut croire que, si l’Europe politique avait existé, les Soviétiques n’auraient pas pu écraser Budapest. Ainsi, arrivé presque au terme de ses activités politiques, Robert Schuman, qui garde un grand prestige dans les milieux européens, croit, plus que jamais, que la paix entre les nations passe par une Europe étroitement unie.

 

 

 

 

 


[i] Sur Jean Monnet, voir notamment : Gérard Bossuat et Andreas Wilkens (dir.), Jean Monnet, l’Europe et les chemins de la Paix, Paris, Publications de la Sorbonne, 1999.

[ii] Voir Raymond Poidevin, Robert Schuman. Homme d’État, (1886-1963), Paris, Imprimerie Nationale, 1986 ; François Roth, Robert Schuman. Du Lorrain des frontières au père de l’Europe, Paris, Fayard, 2008.

[iii] Voir Marie-Thérèse Bitsch, « Le rôle de la France dans la naissance du Conseil de l’Europe », in Raymond Poidevin (dir.) Histoire des débuts de la construction européenne, Bruxelles, Bruylant, 1986, pp. 165-198.

[iv] Discours du 31 août 1948 devant l’Assemblée nationale, Notes et études documentaires, n° 1081, 26 février 1949, Paris,  La Documentation française, p 32.

[v] Télégramme du 27 juin 1950,  Archives du ministères des affaires étrangères, Paris, Série Cabinet du ministre, sous-série Robert Schuman, volume 139.

[vi] Sur les déclarations au cours des dix dernières années de sa vie, voir Marie-Thérèse Bitsch, Robert Schuman , apôtre de l’Europe (1953-1963), Bruxelles, PIE-Peter Lang, 2010, 365 p.

[vii] Discours de Robert Schuman devant le Comité national du MRP, 16 décembre 1956 ( texte dans les Archives départementales de la Moselle, 34 J 34). Ces propositions de Schuman vont se réaliser dans les années soixante-dix, avec la mise en route de la Coopération politique européenne en 1970 et les premières élections du Parlement européen au suffrage universel direct en 1979.

 

 

 

Last Updated on Tuesday, 16 October 2012 15:02