En préambule, Roger de Weck a souligné les conditions prévalant aujourd’hui au coeur de la Sillicon Valley, observées lors de son passage aux sièges de Google et d’Apple, chacune convaincue de détenir le “leadership” en matière de renouvellement des sociétés, façonnant le processus dit de la globalisation.
Le directeur de la SSR a rappelé les caractéristiques communes et divergences des deux géants qui prônent une “liberté d’expression” garantie et limitée par les intérêts des acteurs privés. “Internet ne conduit-il pas vers le plus grand mouvement d’expropriation de l’histoire des sociétés?” a-t-il questionné, passant en revue les contradictions et paradoxes de ce “tournant de l’histoire mondiale”.
C’est en tant qu’homme de culture, mais aussi de terrain, ancien président du Conseil de Fondation de l’Institut que le directeur de la SSR a tenu à démontrer de quelle manière les révolutions médiatiques en cours affectent l’exercice du métier de journaliste en relativisant le traitement professionnel de l’information. Ces révolutions, en balayant la frontière traditionnelle entre la presse écrite et les médias audiovisuels, bouleversent les équilibres politiques, culturels et sociaux.
Roger de Weck a placé son discours en marge du “pessimisme culturel”. Il a proposé une perspective critique et dépassionnée propre à l’homme de presse et au professeur, qui expose les enjeux d’une nécessaire “adaptation” aux nouveaux modèles médiatiques. Le conseil en guise d’avertissement était tourné vers ceux qui sont aujourd’hui encore tentés d’opter pour le repli, la résistance et les combats d’arrière-gardes en Suisse et en Europe. Roger deWeck, en visionnaire a su mettre en exergue les raisons justifiant le poursuite d’un « service public » de qualité face à l’offensive des acteurs globalisés.
Dans une première partie de son discours, Roger de Weck a présenté de quelle façon l’Internet “relativise” le traitement de l’information et le travail du journaliste et d’individus de plus en plus singularisés. Devenu le point focal et lieu de confédération des communautés, Internet crée de nouveaux espaces publics, mariant le local au global, alliant les grands débats aux discussions les plus triviales. En tant que nouvelle place de marché, Internet façonne l’entièreté du processus économique, réduisant les intermédiaires dans tous les secteurs d’activité – de la banque en passant par l’assurance et le tourisme – posant un défi à l’Etat dans sa capacité de fixer les conditions cadres de ces processus.
De tout temps, l’apparition de nouveaux médias a eu des conséquences politiques. Roger de Weck a souligné les conséquences de l’invention de l’imprimerie qui, en Occident au milieu du 15ème siècle, permit l’éclosion ultérieure des « Lumières » suivi de son cortège de révolutions bourgeoises. Aujourd’hui, le rapport traditionnel entre l’émetteur et les récepteurs a radicalement changé. Les émétteurs se sont multipliés, les récepteurs devenant eux-mêmes des émetteurs d’information, dans ce que l’orateur a qualifié de « transition de société de l’information vers une société de l’interaction ».
L’Internet influence le processus politique, en favorisant l’essor de forces transnationales. Il a donné les moyens aux individus de prendre la parole au sein de systèmes dans lesquels ils étaient, jusqu’à peu, tenus éloignés de la source du pouvoir. Les dictatures à l’ancienne sont fragilisées. Les “printemps arabes”, a-t-il insisté, pourraient avoir des effets plus profonds qu’escomptés sur l’émergence de nouvelles formes de légitimité démocratique.
Roger de Weck a alors tenu à souligner cinq grands défis pour les services publics, valables notamment pour de petits pays comme la Suisse, l’Autriche, la Belgique et l’Irlande exposés à une intense concurrence dans leur voisinage: le premier défi consiste à capter l’attention du public. Le second touche les droits de retransmission et leur gestion pour lesquels les coûts sont en constante augmentation. À titre d’exemple, Al Jazeera propose aujourd’hui seize chaînes de sport, alors que le pays du Qatar et le groupe News Corp. (R. Murdoch) ont procédé au rachat des droits des principaux championnats de football européen. « Doha sait que l’amour du sport est plus durable que le pétrole. » Le troisième est celui de la publicité et du financement par la publicité du marché déterritorialisé marqué par l’offensive recente de Facebook. Le quatrième couvre la distribution et le déplacement des supports de distribution de la télévision vers l’Internet accompagné d’une fragmentation croissante des audiences synonyme de pertes de revenus publicitaires. Enfin le cinquième défi concerne la capacité de maintien d’une place médiatique digne de ce nom face à la montée des acteurs globalisés, alors qu’il ne reste plus qu’un seul grand groupe vraiment « européen », Bertelsmann, sur le « Vieux Continent ». Le directeur de la SSR s’est étonné que l’on discute de l’impact de la globalisation qui semble évident dans certains domaines, tels que la finance, le monde industriel et universitaire et que l’on ne parle pas de ses effets sur la place médiatique : « on la traite comme si elle vivait en vase clos ! »
Roger de Weck a mis l’accent sur les conditions de cette “nouvelle réalité” qui affecte les règles de répartition et sur le besoin d’effectuer un changement de paradigme. La Suisse ne tire-t-elle pas 2,4% de son PNB de sa place médiatique? C’est à peine moins que le secteur de la chimie pourtant considéré comme vital pour l’économie suisse.
Dans la dernière partie de son discours Roger de Weck a montré de manière persuasive qu’il fallait envisager un cadre de collaboration entre les différents acteurs suisses et européens[1]. La Suisse a besoin d’une presse et de média qui correspondent à sa complexité. La voie de la “coopétition” a-t-il dit, permet d’allier la coopération pour les infrastructures à la compétition pour les services. « Mettons nos infrastructures en commun. Ne répétons pas les erreurs des éditeurs qui avaient jadis chacun de leur côté investi dans des imprimeries coûteuses. » Au niveau suisse, M. de Weck a relevé comment la presse écrite et la Société Suisse de Radiodiffusion pouvaient s’engager dans ce type de démarche alors que la frontière entre les types de support – presse et audio-visuel – est sur le point de s’effacer. À l’ère du numérique, si le comportement du public a changé, les compétences journalistiques sont plus nécessaires que jamais. Les attributs du métier de journaliste qui, par étape, doit chercher, vérifier, situer, pondérer et enfin expliquer l’information recueillie demeurent essentielles. La conduite de grands interviews, disponibles sur plusieurs supports (podcast etc…), de même que le développement d’une télévision interactive (projet pilote en cours au sein de la SSR) sont autant de pistes pour l’avenir.
L’Europe devra-t-elle aussi se réinventer pour satisfaire à l’exigence de spectaculaire de ce nouveau cadre médiatique? a fini par interroger Roger de Weck. La complexité, a-t-il répondu, peut aussi être un gage de qualité, créatrice d’équilibre en dépassant l’appel de l’immédiateté, propre aux approches vérticales « top-down », elles-mêmes génératrices de “simplification” excessive. “Si le système médiatique actuel est un enfant des Lumières, a conclu Roger de Weck, la lumière des projecteurs ne peut pas remplacer celle de la connaissance.”