Les crises de la construction européenne : mythes et réalités

Gilles Grin

Fondation Jean Monnet pour l’Europe et Université de Lausanne

 

Papiers d'actualité/ Current Affairs in Perspective
Fondation Pierre du Bois
March 2011, No 4/ 2011

 

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Il est légitime de se demander si l’Union européenne est vraiment en crise. A la lecture de nombreuses sources d’information qui s’étalent devant nos yeux, on est tenté de répondre par l’affirmative. Par ailleurs, une étude historique des développements de la construction européenne depuis maintenant plus de 60 ans semble dégager une succession de crises, souvent accompagnées par des relances. L’historien et l’observateur du présent doivent donc s’interroger sur les sens de ces crises et c’est à cette tâche que s’attelle le présent essai. Après un bref rappel historique de six crises majeures ayant jalonné l’histoire de la construction européenne de ses débuts jusqu’à la première partie des années 1990, nous allons tenter de tirer quelques leçons. Nous évoquerons ensuite les dimensions de ce que pourrait être la crise actuelle de l’Union européenne, puis présenterons quelques éléments conclusifs.

Commençons par un rappel historique avec l’évocation des épisodes suivants :

I. Nous sommes en 1950. La Seconde Guerre mondiale est terminée depuis cinq ans seulement. Un rideau de fer est tombé sur l’Europe, séparant l’Est et l’Ouest, et la guerre froide risque à tout moment d’embraser le monde. Plusieurs problèmes et défis se présentent aux responsables des nations d’Europe occidentale : il leur faut trouver une place pour l’Allemagne fédérale en leur sein ; la relation franco-allemande, qui a été la cause de 17 guerres en quatre siècles, c’est-à-dire une par génération en moyenne, doit être pacifiée ; une résurgence du protectionnisme, source d’appauvrissement général et de risques de division, doit être évitée ; enfin, la guerre entre l’Est et l’Ouest ne doit pas avoir lieu. C’est dans ce contexte très difficile que le commissaire général du Plan français, Jean Monnet, propose au ministre des affaires étrangères Robert Schuman, qui accepte d’en endosser la responsabilité politique, le projet révolutionnaire consistant à établir la première Communauté européenne, celle du charbon et de l’acier (CECA). Par la mise en commun au service de la paix des industries servant traditionnellement les buts de guerre des nations, un changement d’espérance voit le jour.

II. Quatre ans plus tard, en 1954, le traité instituant la Communauté européenne de défense est défait devant l’Assemblée nationale française. Le projet d’établissement d’une Communauté politique européenne ne s’en remettra pas non plus. Cette crise européenne, l’une des plus graves de l’histoire de l’intégration, remet en avant la difficile question de savoir comment réarmer l’Allemagne fédérale afin de faire face à la menace venant de l’Est sans pour autant inquiéter ses voisins occidentaux. Le risque d’étranglement du processus naissant d’intégration initié avec la CECA est aussi réel. De cette crise sortira une relance conduisant à la création dès le 1er janvier 1958 de deux nouvelles Communautés européennes : la Communauté économique européenne (CEE, ou Marché commun) et la Communauté européenne de l’énergie atomique (Euratom). Même si la construction est relancée, le chemin choisi est toutefois plus économique que politique (approche « néo fonctionnaliste »). La question du réarmement allemand trouve sa solution dans l’Alliance atlantique, avec l’entrée de la RFA dans l’OTAN en 1955. A noter que, dans les questions de défense, encore de nos jours le parapluie américain continue d’être considéré comme essentiel et qu’il n’y a toujours pas de défense européenne véritablement autonome par rapport aux Etats-Unis.

III. En 1963, le général Charles de Gaulle, président de la République française, crée un mini-cataclysme en rejetant la demande d’adhésion britannique aux Communautés européennes. Il refuse à cette occasion les propositions américaines de collaboration qui étaient faites à son pays en matière de nucléaire militaire. Derrière ce veto gaullien aux puissances anglo-saxonnes se dressent deux visions antagonistes de ce que devrait être l’organisation de l’Ouest : une Europe continentale contre une Europe atlantique. Le premier résultat de la crise de 1963 est que l’adhésion britannique est retardée de dix ans. En deuxième lieu, cette crise met bien en avant les obstacles à la création d’une union politique et d’une politique étrangère et de sécurité commune, dont la réalisation fait face de nos jours encore à des difficultés persistantes.

IV. Une sérieuse crise institutionnelle, appelée « crise de la chaise vide », se produit en 1965-66. On peut dire très schématiquement qu’elle est due au refus français de voir évoluer les Communautés européennes en direction de leurs potentialités supranationales par un rôle plus important dévolu à la Commission et au Parlement européen ainsi que des votes majoritaires plus fréquents au sein du Conseil des ministres. La sortie de crise se fait par le « compromis de Luxembourg » en 1966, véritable accord sur un désaccord entre la France et ses partenaires, qui s’entendent pour considérer que le processus doit malgré tout se poursuivre. Les conséquences en termes institutionnels sont néanmoins visibles par la suite : les votes majoritaires au Conseil des ministres sont de fait bloqués durant une dizaine d’années, le Parlement européen prend du temps à s’affirmer comme une force significative, enfin la force d’impulsion de la Commission des Communautés européennes est cassée durant deux décennies.

V. Entre 1973 et 1985, une longue crise, appelée parfois « Eurosclérose », anesthésie l’Europe des Neuf puis des Dix. Elle trouve son origine dans des facteurs multiples : crise monétaire, stagflation (mélange de récession et d’inflation), chômage, difficultés d’absorption des nouveaux Etats membres (Royaume-Uni, Irlande et Danemark en 1973, puis Grèce en 1981), approche inefficace de l’harmonisation des normes techniques, néoprotectionnisme. Cette « crise de fatigue » conduit à une certaine paralysie de l’Europe communautaire durant une dizaine d’années, jusqu’à ce que survienne la relance insufflée par le programme d’achèvement du marché intérieur et la révision des traités à l’occasion de l’Acte unique européen.

VI. Après une période faste pour l’intégration courant de 1985 à 1992, une nouvelle crise voit le jour en 1992-93 avec les difficultés économiques et monétaires conduisant à la mise entre parenthèses du Système monétaire européen. En outre, les difficultés autour de la ratification du traité sur l’Union européenne (traité de Maastricht) posent la lancinante question de savoir quelle Europe veulent les Etats et les peuples. Le traité de Maastricht entre finalement en vigueur en 1993 et le processus d’unification monétaire se poursuit. Il aboutit à la création de l’euro scriptural en 1999 et de l’euro fiduciaire en 2002. La zone euro s’élargit progressivement, passant de 11 à 17 membres.

Dans ses Mémoires parues en 1976, Jean Monnet écrit : « J’ai toujours pensé que l’Europe se ferait dans les crises, et qu’elle serait la somme des solutions qu’on apporterait à ces crises. » Peut-être que, ironiquement, la vraie crise de l’Europe serait qu’elle ne connaisse plus de crises, donc plus d’occasions de franchir des pas supplémentaires… La leçon des épisodes historiques précités est en effet que les crises peuvent être surmontées et peuvent permettre d’aller plus loin dans le processus d’union entamé au lendemain de la guerre. En même temps, du fait de la nature en partie stochastique des processus, il faut demeurer conscient qu’il n’y a pas d’automatismes dans les processus de relance et que ces derniers, même s’ils voient le jour, peuvent émerger avec un décalage temporel important. Un autre élément frappant pour l’observateur est une certaine tentation de voir partout des crises dans la construction européenne. Il s’agit là clairement d’une question de perceptions collectives. Si on le voulait, on pourrait, par exemple, aussi voir nombre de crises dans la Suisse d’aujourd’hui, sans qu’elles soient forcément désignées comme telles.

Penchons-nous maintenant sur les dimensions de ce qui pourrait être appelé la « crise » actuelle de la construction européenne :

I. La « crise de l’euro » est la première qui vient à l’esprit en ce moment. Celle-ci est en fait due au laxisme budgétaire de certains Etats membres et à l’absence d’une véritable union économique pour envelopper et consolider l’union monétaire. Les lacunes dans la « gouvernance économique » de la zone euro semblent maintenant en voie d’être comblées avec la mise sur pied de mécanismes renforcés de coordination des politiques économiques et de surveillance multilatérale des Etats membres, de sanctions en cas de violation des engagements pris et enfin d’aide aux pays en difficulté. De toute façon, l’abandon de la monnaie unique n’est pas une option et son maintien est devenu une question d’intérêt national pour les 17 pays la partageant.

II. Certains pays et régions au sein de la zone euro et de l’Union européenne font face à des problèmes de compétitivité. Il faudrait donc parler d’un problème de divergences de compétitivité, avec des sentiments exacerbés par la crise économique et le chômage sévissant dans de nombreux Etats membres. La mise en place d’une « gouvernance économique » effective conduira les Européens à se demander pour quel modèle économique et social ils devraient opter, ce qui aura des incidences en matière de politique sociale et fiscale notamment. Le débat sur la compétitivité de l’Europe est aussi lié aux facteurs démographiques et au processus de convergence à l’échelle mondiale voyant l’émergence accélérée de nouveaux pôles, notamment en Asie.

III. On peut prétendre qu’il y a une crise de méthode en matière d’intégration. On se rappellera à cet égard la crise institutionnelle quasi-récurrente des années 1990 et 2000, qui a conduit à cinq traités ou projets de traités successifs et plusieurs crises de ratification. On assiste à une crise de la méthode communautaire et à un certain retour en grâce des pratiques intergouvernementales, dont la faiblesse de la Commission européenne est un signe manifeste. La réalité est cependant plus nuancée, que l’on en juge par l’affirmation toujours croissante du rôle du Parlement européen et l’importance jamais démentie de la Cour de justice. Même le Conseil européen, organe intergouvernemental par excellence, est maintenant doté d’un président permanent et possède un rôle d’impulsion déterminant comme on a pu en juger récemment lors des débats autour de la « gouvernance économique ».

IV. On peut considérer qu’il y a eu une crise d’absorption des nouveaux Etats membres d’Europe centrale et orientale du fait de l’absence d’approfondissement préalable ou concomitant de l’Union. L’admission de ces pays s’imposait toutefois pour des raisons économiques, politiques, géostratégiques et morales, scellant la réunification historique du continent.

V. On peut légitimement se demander si le processus d’intégration européenne ne traverse pas une crise de sens. En effet, on peut considérer que l’objectif premier de la paix semble dorénavant assuré en Europe, que la recherche de prospérité semble plus incertaine de nos jours, que l’ambition de puissance ne fait pas rêver une majorité d’Européens, que l’Union est perçue comme lointaine par beaucoup de citoyens et qu’elle génère des perceptions ambivalentes quant à ses effets face à la mondialisation.

VI. On pourrait enfin prétendre qu’il existe une crise de la voix de l’Europe dans le monde. Dans l’environnement plus multipolaire qui s’esquisse, les Européens pourront-ils en effet parler d’une seule voix, forte et cohérente, et se faire entendre sur la scène internationale en défendant adéquatement leurs valeurs et intérêts communs ? Même s’il est encore trop tôt pour tirer des leçons de la mise en œuvre du traité de Lisbonne entré en vigueur le 1er décembre 2009, on peut se demander si l’approche intergouvernementale retenue en matière de politique étrangère et de sécurité commune sera suffisante pour forcer des progrès substantiels. On se rappellera que, dès les années 1960, Jean Monnet et son Comité d’action étaient arrivés à la conclusion qu’il fallait aussi appliquer à ces domaines la méthode communautaire qui avait permis des progrès réels en matière d’intégration économique. A relever que, dans ces questions également, l’Europe reste une « puissance fragmentée » sur la scène internationale (voir le titre de l’ouvrage d’André Sapir dans la bibliographie ci-dessous).

Au moment de conclure cet essai, il faut rappeler l’évidence : dans le monde multipolaire qui émerge d’une façon accélérée, les grands ensembles seront toujours plus importants. Les Européens, qui tiennent en partie leur destin collectif dans leurs mains, peuvent et devraient contribuer à façonner le monde de demain en gardant à l’esprit que, groupés, ils seront toujours plus forts que divisés. La force historique du processus d’intégration à surmonter les crises qui l’ont traversé, ainsi que la nécessité pour l’Europe de faire face aux grands défis de notre temps, peuvent nous inciter à un optimisme prudent. Des progrès sont bel et bien réalisables. Depuis qu’ils ont historiquement touché le fond en 1945, les Européens ont parcouru beaucoup de chemin, avec de nombreux accomplissements à leur actif. En même temps, des siècles d’histoire pendant lesquels la souveraineté des Etats était dominante ne peuvent pas être dépassés si facilement. On ne peut en effet être que frappé par la grande résilience des souverainetés nationales. Il apparaît à peu près certain que l’Union européenne n’a pas encore acquis sa forme définitive. Qui sait où elle sera en 2050, lorsque l’on célébrera le centième anniversaire de l’acte fondateur que constitue la Déclaration du 9 mai 1950 ? D’ici là, bien d’autres crises, réelles ou supposées, seront survenues et beaucoup d’eau aura coulé sous les ponts.

 

Pour en savoir plus

BITSCH Marie-Thérèse, Histoire de la construction européenne de 1945 à nos jours, Bruxelles, Editions Complexe, 2008.

Construction européenne : crises et relances. Actes du colloque organisé par la Fondation Jean Monnet pour l’Europe, Lausanne, 18 et 19 avril 2008, Lausanne, Fondation Jean Monnet pour l’Europe, Paris, Economica, 2009.

DONY Marianne, Après la réforme de Lisbonne. Les nouveaux traités européens, Bruxelles, Editions de l’Université de Bruxelles, 2008.

GRIN Gilles, « 1985, annus mirabilis de l'Europe : le programme d'achèvement du marché intérieur et la relance de la construction européenne », Relations internationales, no 118, 2004, pp. 215-227.

GRIN Gilles, « L'euro et le défi de la gouvernance économique », Papiers d'actualité de la Fondation Pierre du Bois pour l'histoire du temps présent, no 7, septembre 2010.

MONNET Jean, Mémoires, Paris, Fayard, 1976.

PIRIS Jean-Claude, The Lisbon Treaty: A Legal and Political Analysis, Cambridge, New York, Cambridge University Press, 2010.

QUERMONNE Jean-Louis, L’Union européenne dans le temps long, Paris, Presses de Sciences Po, 2008.

SAPIR André (ed.), Fragmented Power: Europe and the Global Economy, Brussels, Bruegel, 2007.

 

 

 

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Last Updated on Wednesday, 23 February 2011 10:00