L’Iran : entre glaciation politique et printemps arabe

Clément Therme*
Membre associé au Centre d'Analyse et d'Intervention Sociologique (CADIS) de l'Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales (EHESS), Paris.
 

Papiers d'actualité/ Current Affairs in Perspective
Fondation Pierre du Bois
October 2011, No 7/ 2011

 

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Les demandes démocratiques exprimées lors du printemps iranien de juin 2009 n’ont pas connu de traduction politique tangible dans le système politique de la République islamique. On assiste même à une régression des libertés au sein de la théocratie islamiste. Cette contribution vise à identifier les défis auxquels sont confrontées les autorités de la République islamique au lendemain de l’échec relatif du printemps iranien mais aussi en conséquence de la nouvelle donne régionale consécutive au printemps arabe qui a, jusqu’à présent, conduit à la chute de trois régimes autocratiques (Egypte, Tunisie, Libye) et déstabilisé le régime alaouite de Syrie, la dynastie sunnite au pouvoir à Bahreïn ainsi que le régime du président Saleh au Yémen.

 

 

 

 

 

En premier lieu, il est à noter que l’influence des révoltes arabes sur la politique interne iranienne reste relative. En effet, en Iran, à la date du déclenchement du printemps arabe, l’expression publique et massive de la contestation de l’ordre islamiste exprimée avait déjà été circonscrite entre la fin de l’année 2009 et le début de l’année 2010. Pourtant, même si le régime affirme sa confiance face à la reconfiguration régionale en cours, il n’en reste pas moins que la perte de légitimité populaire de la théocratie islamiste est l’un des acquis du Mouvement vert. Ce Mouvement spontané a certes permis d’affaiblir la légitimité de la République islamique, avec la mobilisation populaire de la population iranienne contre la manipulation des résultats des élections présidentielles de juin 2009 ; pourtant, il n’en reste pas moins qu’en raison notamment de l’ambiguïté de ses dirigeants politiques, Mir Hossein Moussavi (ancien premier ministre), Mehdi Karroubi (ancien président du majles [parlement]) et Mohammad-Khatami (ancien président), qui ne souhaitaient pas le renversement de la théocratie islamique, le Mouvement vert n’a pas eu la capacité d’imposer une réforme, même limitée, des institutions de la République islamique.

Sa principale victoire demeure néanmoins d’avoir délégitimé le processus électoral organisé dans le cadre de la République islamique. En effet, après juin 2009, est-il encore possible d’organiser des élections législatives ou présidentielles en Iran ? Le sociologue iranien Emad Afrough résume ainsi les relations qui prévalent, à la fin de l’été 2011, entre les élites politiques et la population :

Il n’existe pas de confiance mutuelle entre les élites qui veulent déposer leur candidature et ceux qui veulent voter. Tout semble indiquer leur faible présence en raison des événements qui se sont déroulés. A moins que l’on dise que rien ne s’est passé, et même s’il s’est passé quoi que ce soit, il ne faut pas en parler ! Les événements qui se sont déroulés avant, au cours et après les élections présidentielles de 2009 doivent être compensés. Par exemple, des accusations ont été portées sans présenter aucune preuve, ni d’excuses. […] Nous ne devons pas nous attendre à des changements importants lors de la neuvième législature, car cela est du ressort de l’élitisme. Par conséquent, quand aucune élite ne se présente, l’élection se limite à un nombre restreint de personnes […]. Au cours des troubles et des affrontements survenus durant ces dernières années, le côté dur du régime a pris le dessus sur son côté clément, et malheureusement les anciens conflits entre les différentes factions ainsi que les interprétations erronées des événements ont aggravé la situation. L’amnistie accordée aux prisonniers politiques est un pas positif […] Cela contribue à consolider la légitimité de la République Islamique, à promouvoir la confiance publique [ayant été fragilisée] et à renforcer l’unité […] Ces mesures positives ont fait naître une lueur d’espoir. (1)

En même temps que le Guide amnistie certains membres du courant déviationniste (les proches d’Ahmadinejad qui sont partisans d’un aggiornamento idéologique du régime vers plus de nationalisme) ou les réformistes ayant soutenu le mouvement vert de 2009, l’Etat islamiste accroît la répression contre les mouvements ethniques qu’il s’agisse des kurdes du PJAK (Parti pour une vie libre au Kurdistan, une émanation du PKK) ou des azéris protestant contre l’assèchement du lac d’Orumiyeh. Enfin, pendant l’été 2011, la focalisation des autorités contre la multiplication des batailles d’eau démontre une nouvelle fois le décalage entre les garants de l’ordre moral islamiste et les demandes de liberté de la jeunesse. Pour justifier son puritanisme et son interdiction des batailles d’eau, le pouvoir islamiste les qualifie de « prétexte » pour commettre des « actes immoraux » « contre la charia », en précisant que ces batailles d’eau sont « diligentées depuis l’étranger ».

Ce regain de tensions au sein de la République islamique s’inscrit dans un contexte régional où les populations opposent un défi de contestation de la dimension autocratique des Etats, sans précédent au Moyen-Orient. Pourtant, la République islamique, malgré le durcissement du régime évoqué ci-dessus, demeure un système politique plus subtil que la dictature de Ben Ali ou de Moubarak. Cette subtilité recouvre notamment la capacité des élites à maintenir une semi-opposition à l’intérieur du système (nezam), malgré les vagues de purges des anti-révolutionnaires depuis la révolution islamique de 1979. En dépit de cet avantage comparatif du régime iranien, force est de constater que, si l’expression publique des mécontentements d’une partie de la population est aujourd’hui contenue, les facteurs déclencheurs du printemps iranien de juin 2009 demeurent et pourraient, in fine, ressurgir sous la forme d’une contestation massive de l’ordre islamiste ou d’un mouvement non-violent pour les droits civiques et s’inscrivant dans la durée. Après l’échec relatif du printemps de 2009, les élites politiques doivent relever les défis suivants :

(a)    Eviter l’implosion avec une exacerbation des querelles politiques internes

Le système politique a connu une crise de légitimité de plusieurs mois mais en raison d’une organisation efficace et d’une retenue certaine dans l’exercice de la répression des contestataires de la théocratie islamiste, le Guide et le président sont parvenus, en quelques mois, à juguler l’expression publique des mécontentements, mais, ce retour au calme s’est effectué au prix d’une fragmentation accrue des élites politiques. En particulier, les médias iraniens se montrent de plus en plus critiques face à l’action politique du président. De plus, la télévision nationale ne diffuse plus en intégralité les discours présidentiels mais seulement des extraits. A titre d’illustration, l’Iranian News Network Channel (IRINN) n’a diffusé qu’un extrait du discours présidentiel du 25 juillet 2011. Même les journaux soutenant le gouvernement, tels qu’Iran et Vatan-e Emruz, n’ont pas traité des déclarations présidentielles en première page. Cette pression exercée par le haut sur l’ambitieux président s’explique d’abord par l’objectif du clergé officiel qui est d’éviter une dérive idéologique ultranationaliste au sein des élites politiques ; avec, plus particulièrement, la crainte du clergé officiel de voir les partisans d’Ahmadinejad se poser en alternative à l’islamisme khomeyniste.

Dans ces derniers discours, Ahmadinejad évoque en priorité les thématiques de politique interne, et plus encore, le défi de l’amélioration de la situation économique du pays. La politique extérieure n’occupe qu’une place de deuxième ordre même s’il affiche désormais ouvertement sa conviction de la nécessité pour l’Iran de sortir de l’isolement :

It is impossible for a nation to build a wall around itself. It is impossible. We still remember the former Soviet Union. Could it safeguard itself? [No,] it collapsed. (…) We cannot close doors and say we have nothing to do with the rest of the world and let others rule the world the way they like it. It is not possible.

Cette prise de position confirme qu’Ahmadinejad souhaite une politique étrangère plus ouverte mais que ses opposants sur la scène politique intérieure l’en empêchent. Il estime également que la priorité sur la scène politique interne doit être donnée à la réforme, qu’il comprend comme une nécessité économique sans contenu politique. La question de l’organisation des prochaines élections législatives, qui se tiendront en 2012, reste l’une des priorités des dirigeants iraniens. L’ayatollah Haeri-Shirazi a ainsi affirmé: « Notre préoccupation pour les élections du neuvième parlement ne concerne pas seulement l’unité des fondamentalistes. L’une de nos inquiétudes principales est que la majorité de la population (au moins entre 50 et 60% de la population) participe à ces élections ». Il s’est aussi prononcé en faveur de la participation des réformateurs qui n’ont pas été condamnés par le système car il n’est pas possible, selon lui, « de priver des citoyens de leurs droits ». Cette volonté d’une partie de l’élite politique de réintégrer les réformateurs se heurte à l’opposition des radicaux. Ils estiment que même après avoir fait repentance à la suite de la tentative de sédition (Fitna) de 2009 [il s’agit du terme utilisé pour nommer le mouvement vert par la propagande de la République islamique], leur responsabilité ne peut être absoute aussi rapidement.

Par ailleurs, ces querelles politiques touchent aussi l’organisation de la politique étrangère avec la tentative d’Ahmadinejad de mettre en avant ses propres réseaux en matière de politique étrangère. Ces services parallèles seraient en fait les Conseillers du président ou la vice-présidence en charge des affaires internationales. Les pressions des opposants conservateurs au président se sont accrues ces derniers mois sur la personnalité controversée de Rahim-Mashai. Elles visent la confirmation de la mainmise du Guide sur le parlement et sa volonté de faire comprendre à Ahmadinejad que dans le système de la République islamique, l’autonomie du président est proportionnelle à sa loyauté vis-à-vis du Guide.

(b)    La dénonciation de la guerre douce (jang-e narm)

Cette dénonciation de la main de l’Occident s’inscrit à la fois dans la continuité de l’héritage idéologique khomeyniste qui faisait une part significative aux « complots de l’Occident » vis-à-vis du monde musulman et dans le cadre conceptuel des « révolutions colorées » qui ont touché l’ancien espace soviétique après la fin de la guerre froide. L’importance qu’accordent les autorités iraniennes à ce combat se traduit par des déclarations incessantes des dirigeants iraniens sur le rôle de l’Occident dans les tensions internes au pays, une tendance qui s’est renforcée depuis l’émergence du mouvement vert en juin 2009. A titre d’illustration, on peut citer les déclarations de l’ayatollah Hossein Mazaheri, proférées dans les sermons de la prière de la fin du mois de ramadan à Ispahan : « [les programmes diffusés par] satellite sont plus dangereux que la bombe atomique […] l’ennemi mène une guerre douce contre la République Islamique d’Iran via ces programmes ». (2)

Dans le cadre de la résistance face à la « guerre douce » occidentale, le 16 avril 2011, Ali Aghamohammadi, vice-ministre du premier vice-président de la République pour la supervision et la coordination des affaires économiques, a annoncé la prochaine mise en œuvre, en Iran, du « premier réseau Internet Halal, épuré des sites immoraux » et « pouvant être étendu aux autres pays islamiques ». Ce lancement d’un Internet islamique traduit une volonté d’irano-islamisation du web suivant ainsi le modèle initié par les autorités russes de russification de l’internet. Ce modèle russe s’articule autour de la création d’un
« web souverain » (3) . Une autre similarité se trouve dans les cyber-attaques des sites ou des blogs des opposants. L’Iranian Cyber Army est particulièrement active sur le web à l’intérieur et à l’extérieur des frontières iraniennes. Par ailleurs, si les deux pays partagent une volonté d’affirmation culturelle, cette volonté est plutôt culturelle et religieuse dans le cas iranien, il convient de souligner que la censure est plus prégnante en Iran qu’en Russie. Dans le classement de Freedom House publié en avril 2011, l’Iran se classe en dernière position des 37 pays évalués en fonction du degré de liberté de l’internet . (4) Pour ce qui relève du système de contrôle, l’internet iranien se rapproche plutôt du modèle chinois que de celui de Russie. Téhéran est d’ailleurs en train de partager ce savoir-faire avec la Syrie afin d’aider son allié stratégique au Moyen-Orient à endiguer la vague de contestation populaire à laquelle l’Etat syrien est confronté. C’est donc sans surprise que les autorités iraniennes ont accusé, au lendemain du déclenchement de la révolte populaire en Syrie du printemps 2011, l’Occident de mener une « guerre douce » non seulement contre l’Iran mais aussi contre la Syrie en raison de leur positionnement anti-sioniste commun. Cette guerre douce occidentale s’accompagne, selon les autorités iraniennes, d’une campagne psychologique et de sanctions visant l’asphyxie économique du pays.

(c)    Les défis économiques de l’Iran

Le leitmotiv de la nouvelle année iranienne, 1390 (mars 2011-2012), est le «djihad économique ». (6) L’année précédente, 1389, avait été intitulée par le Guide, l’année du « double effort et du double travail ». A Machhad, en mars 2011, le Guide a souligné les résultats obtenus en particulier dans les domaines des sciences et du développement économique . Il a salué la réussite du gouvernement dans la mise en œuvre du plan de réformes des subventions ciblées en insistant sur le consensus national et le soutien populaire à cette réforme :

As regards the problem of targeted subsidies, it is important for our dear nation to know that all economic experts, who have economic views similar to those of the incumbent government and those who have different views, all agree that targeted subsidies are necessary. It is a very basic and profitable plan. This was one of the demands the government was to satisfy. It is very difficult work. Entering this field needs hard work. Foundations were not ready, but, God be praised, it has been launched. Cooperation between the nation and government was indeed great. I mean the movement of people in the direction of targeted subsidies was a great move.

Il a par ailleurs mis l’accent sur le nécessaire « esprit de djihad » qui doit guider les Iraniens pendant la nouvelle année ; cet esprit devrait permettre de renforcer le développement économique du pays. S’agissant des disputes politiques, il les a qualifiées d’ « insignifiantes » et il a émis le souhait que ces dernières restent dans le domaine de la sphère privée loin du regard de l’opinion publique. Il a enfin reconnu l’existence de « mécontentement » au sein des élites politiques – ce qui traduit  une prise de conscience de la gravité des divisions internes au régime par les plus hauts responsables de la République islamique. Il est donc apparu sur la défensive dans son évocation des questions de politique intérieure insistant plus particulièrement sur la nécessité de préserver l’unité nationale. La priorité donnée par les autorités à la réforme économique a par ailleurs été saluée par un rapport du Fonds Monétaire International (FMI) ; ce dernier a été utilisé, en Iran, par les partisans du président afin de démontrer l’amélioration de la situation économique. Toutefois, ce rapport positif du FMI  ne masque pas les problèmes structurels de l’économie iranienne en particulier sa dépendance par rapport aux revenus du pétrole. En 2011, le gouvernement iranien devrait, selon le FMI, accumuler 100 milliards de dollars de revenus pétroliers. Ces revenus élevés augurent donc d’une capacité du régime à renforcer sa base clientéliste même si le coût politique de la réforme des subventions apportées aux produits de première nécessité et à l’énergie reste à évaluer. Alors que la réforme entre dans sa sixième phase, le remplacement des subventions par un virement de 45,5 dollars reste à l’ordre du jour pour les citoyens qui se sont inscrits auprès des autorités. Au-delà des économies de l’ordre de 60 milliards de dollars escomptées avec la réforme dite de désubventionnement, la première conséquence positive a été la chute de la consommation de gaz et de pétrole en Iran. Cet aspect est souligné par l’économiste en charge de l’Iran au FMI, Dominique Guillaume, qui explique que cette réforme est « d’abord un moyen de réduire le gaspillage des ressources » . (7)

Le coût politique de la réforme économique pour le gouvernement d’Ahmadinejad pourrait être élevé en raison de la conjoncture internationale. Les effets des réformes du président se conjuguent avec l’effet inflationniste des sanctions internationales ; ainsi, l’inflation atteint désormais un taux de l’ordre de 20%. L’augmentation du prix du gaz a aussi conduit le président à établir une nouvelle grille de prix en fonction des saisons. Pendant les six « mois froids », les citoyens auront droit à un prix inférieur.(8)  Ces mesures visent à réduire l’augmentation brutale des factures de gaz qui avait provoqué la colère d’une partie significative des consommateurs en avril 2011. Certains sont allés jusqu’à laisser leurs factures devant les bureaux de la compagnie de gaz. D’autres citoyens ont choisi de les jeter à l’intérieur du mausolée de l’Imam Khomeyni dans le Sud de Téhéran ; la tradition chiite veut que les croyants déposent de l’argent pour honorer « l’imam » ; aussi, déposer sa facture de gaz constitue une insulte au fondateur de la République islamique dont l’une des promesses était de subventionner les prix du gaz . (9)

A Khani Abad, un quartier pauvre de Téhéran, de nombreux habitants ont arrêté de payer leurs factures de gaz et d’électricité en raison des augmentations brutales. Un habitant a ainsi déclaré : “We are not going to pay! How does the government expect us to pay a $220 electricity bill when our retirement salary is $880?” (10)  Ce refus de certains habitants n’a pas été remis en cause par la proposition des autorités de mensualiser les factures qui sont actuellement bimensuelles. De plus, les représentants de l’industrie se plaignent que les 20 à 30% que l’Etat s’était engagé à reverser aux entreprises pour compenser les augmentations des tarifs de l’énergie ne l’ont été que très partiellement. Enfin, la presse iranienne se fait régulièrement l’écho de manifestations d’ouvriers pour protester contre le non-paiement des salaires. Par exemple, Jomhouri eslami (27 juillet 2011) se fait l’écho du rassemblement des ouvriers de l’usine de textile de Mazandéran devant le Gouvernorat Général de la province pour demander le paiement de leur salaire, impayé depuis 13 mois.

S’agissant des sanctions internationales, dans une étude publiée par le think tank Carnegie, il apparaît clairement que les Emirats Arabes Unis continuent de jouer un rôle primordial en tant que poumon économique et financier de la République islamique. Ainsi l’Iran reste le second marché pour les réexportations de Dubaï en 2010 avec 8,581 milliards de dollars (16,96% du total) derrière l’Inde (14,224 milliards de dollars soit 28,11% du total) . (11)

Par ailleurs, en Iran, les difficultés des investisseurs étrangers sont liées à l’instrumentalisation des accords commerciaux avec des entreprises étrangères dans les querelles politiques internes. Ces difficultés économiques internes sont donc à la fois la conséquence des sanctions internationales et américaines mais aussi le résultat de la mauvaise gestion économique du pays par les élites politiques. Ces faiblesses économiques sont depuis plus de trente-deux ans contrebalancées par la gestion clientéliste de la rente pétrolière, qui demeure, jusqu’à présent, le principal atout du régime pour éteindre les foyers de mécontentements qui émergent au niveau local ou au sein d’une catégorie socio-professionnelle. Dans cet Iran où s’exerce de nouveau l’ordre islamiste, les révoltes arabes ont été, sans surprise, intégrées au logiciel idéologique du régime.

(d)    L’Iran face à la reconfiguration régionale

La position officielle de Téhéran face au printemps arabe est de faire entrer les contestations populaires aux régimes autocratiques arabes dans un cadre d’analyse privilégiant a priori l’hypothèse de l’imminence d’un grand soir islamiste au Moyen-Orient. Cet idéal révolutionnaire en politique étrangère s’inscrit pleinement dans l’idéologie khomeyniste qui donne sa cohésion à l’édifice institutionnel de la République islamique. Mais, au-delà de cet horizon idéologique, la diplomatie khomeyniste a aussi sa dimension de realpolitik, en témoigne la prise de contact, à la fin de l’été 2011, entre les diplomates iraniens et des opposants syriens. La vision idéologisée par la République islamique du printemps arabe est explicitée par l’Ayatollah Mahmoud Hachemi Shahroudi, un membre de l’Assemblée des Experts :

Concernant le réveil islamique, la République Islamique d’Iran n’a eu qu’un rôle idéologique et stratégique dans la région africaine […] La présence de la Turquie a été plus importante, ce qui est en faveur de l’islam libéral, pas de l’islam révolutionnaire […] Nous ne devons plus nous occuper des conflits internes ; nous avons des problèmes avec l’arrogance mondiale : Les Etats-Unis et l’Europe. Aujourd’hui, notre but est de répandre l’islam dans le monde entier . (12)

Plus prosaïquement, le printemps arabe constitue à la fois une opportunité pour la République islamique (détournement de l’attention internationale du programme nucléaire de Téhéran) et une menace en raison de la reconfiguration régionale qui fragilise son allié syrien. Enfin, l’Iran est redevenu l’accusé principal des régimes du golfe Persique qui voient la main de l’étranger dans les troubles internes que traversent les monarchies de la région. On assiste actuellement à la constitution d’une sorte de Sainte Alliance sur le modèle de celle qui prévalait dans l’Europe du XIXe siècle. Cette Sainte Alliance entre les monarchies du Golfe se constitue autour de l’Arabie Saoudite. Son fondement idéologique réside dans son opposition à la menace démocratique transformée ici en menace iranienne. Ce sont les manifestations violentes aux frontières de l’Arabie saoudite, qu’il s’agisse du Bahreïn ou du Yémen qui ont poussé les autorités saoudiennes à organiser la contre-révolution au niveau régional. C’est dans ce contexte qu’il faut comprendre la proposition du Conseil de Coopération du Golfe d’intégrer la Jordanie et le Maroc, qui ne sont pourtant pas des pays producteurs de pétrole, dans leur alliance régionale. Cette campagne idéologique saoudienne s’est accompagnée de la dénonciation sans relâche des interférences iraniennes dans la péninsule arabique comme si les mouvements de contestation populaire de régimes autocratiques avaient été déclenchés par Téhéran.

Selon la grille de lecture de la République islamique, la contre-révolution conduite par l’Arabie Saoudite au Moyen-Orient et soutenue par Washington, est une opportunité à saisir pour renforcer le soft power du pays et dénoncer le double standard occidental en matière de droits de l’homme et de démocratie. Cette accusation de la propagande iranienne ne donne pas pour autant une consistance intellectuelle à la théorie du « réveil islamique » promue par Téhéran pour expliquer le printemps arabe. En effet, atténuer la portée de la révolte syrienne et soutenir la révolte au Bahreïn révèlent également l’existence d’un double standard iranien dans la région.

La rivalité accrue avec l’Arabie Saoudite a aussi pour conséquence de compliquer la sortie de crise en Afghanistan. En effet, alors que le retrait des forces de l’OTAN est annoncé pour 2014, la volonté des Etats-Unis de maintenir six bases militaires permanentes sur le territoire afghan suscite la vive opposition de la Russie, de la Chine, de l’Inde, du Pakistan mais aussi et surtout de l’Iran qui perçoit cette présence militaire potentielle comme une menace. Plus encore, l’accroissement des tensions entre Téhéran et Ryad à propos des révoltes arabes risque de provoquer un raidissement de la position saoudienne vis-à-vis de l’Afghanistan et du Pakistan. L’Arabie va probablement chercher à conserver le bloc Afghanistan-Pakistan dans son camp afin de contrebalancer le soutien iranien aux soulèvements chiites dans son arrière-cour, en particulier au Bahreïn .(13)

L’Etat théocratique est parvenu à contenir les mécontentements populaires et les demandes de liberté de la population en réussissant à segmenter les mécontentements par catégories socio-professionnelles (les professeurs, les ouvriers ou encore les employés du transport) ou en limitant les mécontentements à une dimension ethnique (azéri ou baloutche par exemple) tout en empêchant la rencontre entre les revendications des étudiants avec celles des travailleurs. La dernière expression publique de mécontentement autour de la question d’Orumiyeh à la fin de l’été 2011 réunit des facteurs environnementalistes et ethniques azéris. D’une part, le déblocage de financement exceptionnel semble une nouvelle fois la ligne privilégiée par les élites politique afin d’éteindre ce foyer de
crise. (14) D’autre part, si les autorités iraniennes accusent les Etats-Unis de vouloir déstabiliser le pays par la périphérie (en soutenant des groupes d’opposition azéris, kurdes ou baloutches), le pouvoir central a jusqu’à maintenant eu la capacité de maîtriser les défis ethniques à son autorité.

Plus largement, le printemps arabe a confirmé ce que le printemps iranien de 2009 avait déjà illustré : ce n’est pas l’activisme démocratique de la politique étrangère américaine qui a permis l’émergence d’une contestation populaire des pouvoirs autoritaires mais plutôt la fin des néoconservateurs et de leur politique d’imposition par la force de la démocratie depuis l’extérieur qui a permis l’expression soudaine des mécontentements, en Iran, en 2009, et dans les pays arabes à partir de la fin de l’année 2010. Cette prise de conscience par les Etats-Unis des limites inhérentes à leur capacité d’imposer la démocratie au Moyen-Orient n’a néanmoins pas permis de rétablir la position hégémonique de Washington dans la région : les campagnes militaires d’Afghanistan, d’Irak et les interventions ciblées au Pakistan ont durablement entamé le crédit démocratique de l’Amérique. Paradoxalement, en Iran, c’est largement en raison de l’anti-américanisme des autorités théocratiques de Téhéran que les Etats-Unis bénéficient d’une image moins négative que dans le reste de la région. Cette dynamique s’explique surtout par l’impopularité des autorités qui dénoncent les Etats-Unis sans nuance dans le cadre d’une propagande d’Etat dont l’absence de crédibilité n’a d’égal que le degré de manipulation de l’information, qui s’est encore accru, depuis l’émergence spontanée des mécontentements populaires après les élections présidentielles de juin 2009.

Si à l’expression publique du mécontentement et au défi populaire à l’ordre islamiste se sont substituées l’apathie et la crainte de la répression au sein de la société iranienne, la République islamique ne pourra pas se soustraire à une refonte idéologique – qui reste difficile sans envisager l’hypothèse d’un changement complet de nature du système politique de la République islamique. En effet, le logiciel idéologique des élites politiques au pouvoir à Téhéran s’éloigne de plus en plus des aspirations démocratiques d’une partie croissante de la population. En conclusion, si le printemps arabe n’a pas véritablement touché l’Iran, pour autant les élites politiques ne pourront pas indéfiniment perpétuer l’ordre islamiste instauré en 1979.

 

* M. Therme vient d’obtenir une thèse en relations internationales,
avec une spécialité en Histoire et politique internationales, de
l’Institut de hautes études internationales et du développement
(IHEID) et une thèse en sociologie de l’EHESS avec les félicitations
du jury. Il est désormais membre associé au Centre d’analyse et
d’intervention sociologique (CADIS) de l’Ecole des hautes études en
sciences sociales (EHESS).
Un extrait de cet article est paru dans le Figaro du 26 septembre 2011
 
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1. « Il faut consoler les élites », Mellat Ma, 6 septembre 2011.
2. Arman, 3 septembre 2001.
3. Julien Nocetti, « “e-Kremlin”: pouvoir et internet en Russie », Russie NEI Vision, No. 59, IFRI, Avril 2011.  
4. “Freedom on the Net 2011. A global assessment of internet and global media”, Freedom House, 18 April 2011, http://www.freedomhouse.org/uploads/fotn/2011/FOTN2011.pdf (consulté le 7 septembre 2011).
5. Voir le discours de Nowrouz du Guide Khamenei à Machhad, le 21 mars 2011.
6. “Statement by IMF Article IV Mission to the Islamic Republic of Iran”, Press Release No. 11/228, 13 June 2011.  
7.  Jay Salomon, Farnaz Fassihi, “Iran Redistributes Wealth in Bid to Fight Sanctions”, The Wall Street Journal, 27 July 2011.
8.  “Director says Iran's state gas company will pay off 40m dollar debt to consumers”, Voice of the Islamic Republic of Iran, Tehran, in Persian, 26 July 2011.
9. Arash Aramesh, “Gas Price Surge Angers Iranians”, InsideIRAN, 18 April 2011.
10.  Déclaration citée par Jay Salomon, Farnaz Fassihi, op. cit.
11.  Karim Sadjadpour, “The Battle of Dubai: The United Arab Emirates and the U.S.-Iran Cold War”, The Carnegie Papers, July 2011, p. 13.
12. Déclarations citées par Sharq, 25 août 2011.
13.  Ahmed Rashid, “How US intends to end war with Taliban”, Financial Times, 18 April 2011.
14. Pour plus de détails : “Iran allocates about 900m dollars to prevent drying up of Orumiyeh Lake”, Vision of the Islamic Republic of Iran, Network 2, Tehran, in Persian, 4 September 2011. Access via BBC Monitoring.
 
 
 
Mise à jour le Jeudi, 06 Octobre 2011 15:00