Cérémonie en hommage à Pierre du Bois

HEI, Genève, 9 octobre 2007

 

Pierre et moi nous nous sommes connus en juin 1968 à Lausanne. Il avait 25 ans, avait obtenu une première licence en sciences politiques et était en train de terminer sa deuxième licence en lettres. Moi-même j’avais 21 ½ ans et j’étais étudiante en 2ème année de chimie à l’Ecole Polytechnique. Nous avons failli ne pas nous rencontrer : Pierre rentrait de Paris, où il s’était fait tabasser dans le cadre des manifestations de mai 1968, il avait quelque peu oublié l’invitation de ce soir-là – une surprise party chez une amie, une sur-boum comme on disait alors – et ça n’est qu’en mettant de l’ordre dans les papiers sur son bureau qu’il finit par retrouver in extremis le carton d’invitation et qu’il décida de s’y rendre. Moi-même j’hésitais d’y aller car il y avait le même soir des manifestations à l’EPUL – bien faibles copies des manifestations parisiennes – finalement la surboum l’emporta.

Nous nous sommes tout de suite retrouvés par hasard l’un à côté de l’autre, il portait une belle cravate bleue qui est toujours dans nos armoires. Je lui demandai ce qu’il faisait dans la vie et il me répondit « Commissaire de police ». Lorsque, à son tour, il me demanda ce que moi je faisais dans la vie je lui répondis : « Vous avez le choix : soit je vous raconte moi aussi un mensonge, comme vous venez de le faire, soit je vous dis la vérité ». Cette entrée en matière a dû lui plaire, elle m’a plu assurément. Ont suivi 39 ans, presque jour pour jour, d’amour et de bonheur.

Si je vous raconte tout ceci, c’est pour que vous sachiez qu’à 25 ans il était tel que vous l’avez connu et aimé à ce jour : beau, intelligent, brillant, passionné et passionnant, aimant raconter des histoires et écouter, d’une curiosité intellectuelle exceptionnelle, immensément cultivé – il avait gagné quelques années auparavant, à 19 ans, lors d’un concours radiophonique, un quizz comme on en faisait à l’époque, le premier prix en culture générale, qui était un voyage autour du monde offert par Swissair. Il était déjà bouillonnant d’idées et débordant d’activités et d’initiatives : il avait été journaliste de politique étrangère à la radio, il avait enseigné l’histoire au gymnase à des élèves à peine plus jeunes que lui, il écrivait régulièrement pour la Gazette de Lausanne, le Journal de Genève, L’Express, la Quinzaine littéraire, il avait créé un club politique Jean Davel sur le modèle du club Jean Moulin à Paris, il allait bientôt lancer le premier hebdomadaire romand « Nonante » qui ne survécut pas longtemps faute de finances. Il était plein d’humour, plein d’esprit, de verve, drôle, il avait le sens de la beauté, il était sportif, il aimait danser le rock-n-roll et le cha-cha-cha. Il était superbe…

Quelques mois après, il partait à Paris pour commencer sa thèse, à Paris, il se lia d’amitié avec Louis Aragon et surtout Elsa Triolet, avec Fernand Braudel et Le Roy Ladurie. Il aurait pu faire une très belle carrière parisienne si seulement il s’était intéressé un peu plus au Moyen Age. Enfin, de retour de Paris, plus tard, une fois sa thèse terminée et après un passage aux Ecoles Polytechniques il fut nommé professeur à l’Institut d’Etudes Européennes à Genève. Vous connaissez la suite qui a été évoquée par ses amis et collègues.

Pour moi, la petite émigrante venant de Roumanie, qui avait perdu ses racines, ses repères et qui était en douloureuse quête d’identité il m’a non seulement ouvert larges ses bras, mais il a ouvert larges les fenêtres sur la vie, il m’a élargi l’horizon, il m’a expliqué le monde, il m’a tout fait découvrir et comprendre, il m’a instruite, il m’a affinée. Il m’a donné l’exemple de la rigueur, de l’honnêteté intellectuelle et professionnelle, de l’honnêteté tout court, de l’éthique, du sens civique, de l’ouverture d’esprit, de l’extrême, de son incroyable modestie. Pierre m’a donné de la confiance et du courage, il m’a donné de nouvelles racines, il m’a poussée et soutenue dans la vie professionnelle comme jamais homme n’aura soutenu sa femme. Nous avons construit ensemble toute notre vie. Avec Pierre j’avais tous les matins le sentiment de pouvoir partir à la conquête du monde et le soir j’avais envie de rentrer pour le lui raconter et pour faire la fête. Son départ m’a brisé les ailes, il me brise tout court.

Son départ l’a interrompu en pleine activité, en plein élan de vie et de création : il se réjouissait d’enseigner encore plusieurs années, il se réjouissait de continuer l’exploration de l’Amérique latine commencée il y a 20 ans. Pour 2008 au minimum 2 colloques sont sous toit, celui des Relations Internationales et un autre avec la Fondation Jean Monnet. Sur le plan des publications, Pierre nous laisse un livre sur « L’Histoire de l’Europe monétaire 1945-2005 ». Je donnerai dans 2 semaines le manuscrit terminé à Philippe Burrin pour le soumettre aux Editions des PUF. Pierre nous laisse également un autre manuscrit sur « Guerre froide, propagande et culture ». Il avait plein de projets en tête, suite à la Guerre du Sonderbund il voulait écrire une histoire des vaincus et aurait eu accès à des archives des descendants de Siegwart-Müller. Ayant tâté pour la première fois du XIXème siècle, il voulait remonter plus loin encore et faire une Histoire de la Guerre de 30 ans, mais il rêvait aussi à une Histoire de Venise au XXème siècle, à l’Histoire de Tanger internationale et j’en passe.

Il voulait courir un marathon dans sa vie. Il souffrait terriblement du manque de temps pour tout faire et il ne savait pas, nous ne savions pas, que le temps lui était cruellement compté.

Vous aussi perdez un être qui vous est cher, un ami, un collègue, un professeur, un grand professeur. Tout ce qu’il m’a donné à moi, d’une certaine façon il vous l’a donné à vous aussi. Il aimait profondément l’Institut. Il avait confiance et une estime de longue date pour Philippe Burrin et Roger de Weck. Mais il avait aussi des inquiétudes qui l ‘ont tourmenté : la fusion, la disparition à terme du bilinguisme, l’abandon de la licence.

Vous, ses étudiants, ses doctorants, je m’adresse maintenant particulièrement à vous. Il a tout fait pour vous donner des ailes dans la vie. Il a vécu pour son enseignement, il a vécu pour vous. Soir après soir – je dis bien soir après soir toutes ces années – il me parlait de vous, de vos joies et de vos peines, il était heureux lorsque vous aviez fait un bon travail et malheureux lorsque, peut-être ayant négligé un conseil, vous aviez raté quelque chose. Il a travaillé dur côte à côte avec vous pour vous faire avancer dans vos diplômes, vos licences, vos thèses, dans la vie. Il était fier de vos réussites, de vos prix. Il était ambitieux pour vous, il faisait des plans, il était constructif, combattif, il ne laissait rien au hasard, il était animé d’une incroyable vision du long terme. A force d’entendre parler de vous j’ai fini moi aussi par vous connaitre.

Alors ? Alors n’oubliez pas Pierre du Bois, gardez une place pour lui dans votre tête et dans votre cœur, souvenez-vous de ses enseignements, des ses recommandations, de son exemple et si, un jour, vous avez besoin de son conseil, si vous vous demandez « Qu’est-ce que le professeur du Bois m’aurait-il dit ? » et si vous n’arrivez pas à trouver la réponse par vous-même, téléphonez-moi et nous essaierons, ensemble, de trouver la réponse de Pierre.

Moi aussi j’ai besoin de vous, nous, Pierre et moi, nous avons besoin de vous. Je vais créer la Fondation Pierre du Bois pour l’histoire du temps présent. Son but sera de susciter et de soutenir des recherches sur l’histoire du temps présent, y compris européenne, et de mettre à disposition des étudiants et des chercheurs, des livres, revues et documents nécessaires à leurs recherches. Pierre avait formulé ce vœu par écrit il y a 20 ans, il avait l’intention de créer cette fondation lui-même et de lui léguer son avoir, mais il n’a pas eu le temps de le faire, il était trop occupé par la vie pour penser à l’après-vie. Je vais donc créer moi-même cette fondation et je remercie d’ores et déjà votre Directeur Philippe Burrin d’avoir accepté de faire partie du conseil de la Fondation. Notre première action sera – toujours en accord avec le vœu de Pierre – d’offrir deux bourses Pierre du Bois dès l’année académique prochaine 2008/2009 à des étudiants latino-américains pour venir faire un doctorat sur l’histoire du temps présent à l’Institut dans la section Histoire et Politique Internationale. Les bourses seront d’une année renouvelable et comme la Fondation disposera d’un revenu stable et assuré – bien que, hélas, limité, nous ne sommes pas Bill Gates – il s’agit d’une action long terme et ça n’est que le début. Petit à petit, nous organiserons des manifestations liées à ces travaux de recherche, nous créerons un prix Pierre du Bois, nous augmenterons le nombre de bourses, nous créerons peut-être à terme une chaire Pierre du Bois pour l’histoire du temps présent. Il faut être ambitieux, non ? Et c’est ici que nous avons besoin de vous, je voudrais vous lancer un appel : si l’un ou l’autre parmi vous, l’une ou l’autre, d’une manière ou d’une autre, aujourd’hui, demain ou après-demain est intéressé, est d’accord, souhaite travailler avec la Fondation, y être associé, contribuer à son succès, faites-le moi savoir, faites-le savoir à Philippe Burrin. Je répète : ……

M’aider, nous aider à faire marcher et à faire vivre la Fondation Pierre du Bois sera, je pense, la manière la plus forte et concrète de témoigner votre amitié, votre reconnaissance et votre estime pour Pierre et, surtout, nous aidera à le garder bien vivant parmi nous. Je vous remercie pour votre présence ce soir.

 

 

Irina du Bois