Au croisement des mémoires: la Russie face à un passé qui divise

Barbara Martin
PhD, The Graduate Institute, and SNSF Post-Doctoral Fellow

 

Papiers d'actualité / Current Affairs in Perspective
Fondation Pierre du Bois
No 1, Janvier 2017

 

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En Russie, la fin de l’automne est depuis quelques années marquée par des commémorations historiques divergentes, reflétant l’affrontement de différentes mémoires, difficilement réconciliables. La plus profondément ancrée est celle du 7 novembre, qui marquait cette année le 99e anniversaire de la Révolution d’Octobre – une fête autrefois célébrée en grand pompe et qui reste d’une grande importance pour une minorité vieillissante de Russes. Boris Yeltsin avait tenté de renommer cette fête en « journée de la concorde et de la réconciliation », mais cette nouvelle interprétation n’avait pas réussi à s’imposer. Afin d’offrir un substitut à cette mémoire désormais contestée, le régime de Vladimir Poutine a créé en 2005 une célébration alternative, la « Journée de l’unité nationale », célébrant chaque 4 novembre l’insurrection populaire menée par les héros russes Kuzma Minin et Dmitri Pojarski contre les forces armées polonaises qui occupaient Moscou en 1612. Enfin, le 29 octobre, un petit groupe se retrouve pour honorer la mémoire des victimes des répressions staliniennes. Depuis dix ans, l’ONG « Memorial » organise sur la place de la Loubianka (siège historique de la police politique soviétique/russe) l’action symbolique du « Retour des noms », une lecture à voix haute des noms d’une partie des 40 000 personnes exécutées à Moscou pendant la Grande Terreur de 1937-1938.

Ces trois célébrations si différentes reflètent trois visions antagonistes de la Russie contemporaine et de son passé : ceux qui célèbrent Octobre 1917 regardent avec nostalgie en direction d’un passé glorieux, fait de victoires militaires et géopolitiques, de conquêtes spatiales et de quête de suprématie nucléaire. Mais plus encore, ils regrettent le cocon protecteur d’un Etat socialiste garantissant à ses citoyens un accès au travail, aux soins et à l’éducation. C’est parmi ces sympathisants communistes que l’on trouve encore un certain nombre de partisans de Staline. Ces dernières années, plusieurs monuments à la gloire du Petit Père des Peuples ont ainsi vu le jour à la périphérie, à l’initiative de vétérans ou du Parti Communiste local.

Témoignant d’une réelle ferveur populaire, ces bustes de Staline ont souvent été la cible de vandalisme et ont été retirés par les autorités locales, soucieuses de préserver la paix publique.

La célébration du 4 novembre commence quant à elle à s’ancrer dans les mœurs, même si elle revêt des interprétations divergentes : célébrée à travers la Russie multiethnique comme un jour d’unité dans la différence, elle est aussi le théâtre de défilés nationalistes aux clairs relents xénophobes. Du point de vue du pouvoir, il s’agit avant tout de rassembler la population autour de célébrations patriotiques dont l’apparence de tradition séculaire renforce la légitimité du régime, mais à la signification suffisamment fluide pour s’adapter aux impératifs politiques du jour. On retrouve-là deux stratégies de construction identitaire typiques de la politique de Poutine: la recherche d’un « passé utilisable » apte à fédérer, ainsi que l’union nationale par la désignation d’un ennemi extérieur. Symptomatique de cette tendance fut l’inauguration ce 4 novembre, à deux pas de la Place Rouge, d’un monument en l’honneur de saint Vladimir, prince qui se convertit à la foi orthodoxe et baptisa la population de Kiev en 988. Père spirituel d’une communauté religieuse et d’un Etat historique (« la Rus’ kiévienne ») transcendant les frontières entre Ukraine et Russie, St Vladimir constitue aujourd’hui un puissant symbole du programme géopolitique et culturel poutinien.

Enfin, la commémoration du 29 octobre rassemble une minorité constituée surtout d’anciens dissidents, de descendants de victimes des répressions et d’intellectuels libéraux. Les racines de l’action de « Memorial » plongent dans un passé qui est loin de faire l’unanimité en Russie aujourd’hui : elle se tient la veille de la « journée des prisonniers politiques », instituée en 1974 à l’initiative des dissidents soviétiques et officialisée en 1991. Comme le souligne le site de « Memorial », cette commémoration a une double signification : « C’est le jour de commémoration de toutes les victimes innocentes. Mais c’est aussi une journée de lutte pour la dignité humaine, la liberté intellectuelle, un jour de lutte avec l’arbitraire et la violence. »1 On comprend aisément que ce message rencontre peu de soutien de la part d’un régime prompt à incriminer la « cinquième colonne » constituée par les ONG financées par l’étranger et d’une population russe que Poutine continue de rallier sans peine derrière le drapeau dans ses confrontations avec l’Occident.

Les racines de ces trois courants mémoriels divergents sont à chercher dans la période soviétique, et en particulier dans le puissant choc tectonique provoqué par le « discours secret » de Nikita Khrouchtchev au XXe Congrès du Parti Communiste d’Union Soviétique (PCUS), le 25 février 1956, dénonçant le « culte de la personnalité » de Staline. La décision de Khrouchtchev de s’attaquer frontalement à l’héritage de celui qui avait mené le pays d’une main de fer pendant près de trente ans reste aujourd’hui encore l’objet de débats. Était-ce le sincère repentir d’un homme qui avait lui aussi trempé dans les répressions de masse et estimait qu’il devait se racheter devant le peuple par l’aveu des crimes passés du régime ? Où s’agissait-il avant tout d’une manœuvre politique visant à marginaliser ses adversaires staliniens, plus profondément impliqués que lui dans la Terreur ? Les deux explications semblent contenir une part de vérité, mais elles n’enlèvent rien à l’impact considérable que ces révélations eurent, non seulement en Union Soviétique, mais également à travers le bloc de l’Est. En effet, bien que « secret », le discours de Khrouchtchev fut largement circulé à travers le pays, lu à voix haute lors d’assemblées du parti et sur les lieux de travail, et bientôt le texte lui-même se mit à circuler clandestinement, traversant les frontières. En URSS, il suscita une onde de choc, mais surtout une grande confusion, alors que les limites de ce qui était toléré en matière de critique n’étaient pas encore clairement définies. Bientôt, le Parti chercha à reprendre en main la société, punissant durement les actes de dissidence déclenchés par le discours secret. A travers le bloc de l’Est également, le retour à l’ordre était une priorité : alors qu’en Pologne, Khrouchtchev décida d’avaliser le coup d’Etat d’octobre 1956 qui avait amené le dirigeant réformiste Wladyslaw Gomulka au pouvoir, à Budapest, il ordonna peu après l’écrasement d’une insurrection populaire, représentant selon lui une menace pour le socialisme.

Au cours des années suivantes, la ligne officielle changea plus d’une fois : après un retour temporaire à une ligne plus dure, Khrouchtchev élimina ses opposants staliniens du Politburo en 1957, et en 1961, lors du XXIIe Congrès du PCUS, il renouvelait son attaque contre Staline, cette fois-ci publiquement. Les discours anti-stalinistes enflammés des délégués du congrès s’accompagnèrent également de mesures symboliques fortes : le corps de Staline fut retiré du mausolée de Lénine sur la Place Rouge et de nombreuses villes portant son nom ou celui de ses proches collaborateurs furent renommées. Dans le domaine littéraire également, un relâchement de la censure permit la publication d’œuvres abordant certains thèmes du passé récent autrefois tabous. La plus connue est la nouvelle d’Alexandre Soljenitsyne Un jour dans la vie d’Ivan Denissovitch, racontant une journée d’un prisonnier au Goulag, publiée en novembre 1962.

Initialement encensé par la critique, Soljenitsyne ne faisait toutefois pas l’unanimité : alors qu’il reçut des centaines de lettre de lecteurs enthousiastes, l’écrivain dut aussi faire face à des critiques, qui allèrent croissant à mesure que le régime refermait les portes qu’il avait entrouvertes. En effet, parmi la population, nombreux étaient ceux qui n’avaient jamais accepté la critique de Staline, soit qu’ils aient été élevés dans la vénération du leader ou se soient battus pendant la guerre en son nom, soit qu’ils aient personnellement profité des répressions ou en aient été d’une manière ou d’une autre les instruments. En octobre 1964, Khrouchtchev fut renversé par ses opposants politiques, sous la houlette de Leonid Brejnev, qui le remplaça à la tête du parti. Désormais, une nouvelle ligne, plus conservatrice, allait s’imposer, en particulier dans le domaine politiquement sensible de l’histoire soviétique.

Au cours de l’année 1965, les nouvelles autorités tâtaient encore le terrain. Même si le renversement de Khrouchtchev avait été causé par une exaspération généralisée face à son style imprévisible et ses réformes impopulaires dans de nombreux domaines, il était clair que sa politique de « déstalinisation » était au sommet de la liste des choses à réformer. Restait toutefois à définir les limites de ce tournant idéologique : remettrait-on entièrement en question le cours défini en 1956 ou se contenterait-on d’une formule plus modérée, plus apte à générer un consensus ?

A l’époque déjà, certains intellectuels observaient la formation à l’intérieur de la société soviétique de trois courants ayant des visions divergentes sur la « question de Staline ». Dans un manuscrit resté inédit, l’historien dissident Roy Medvedev distinguait ainsi le courant néo-staliniste, qui désirait une réhabilitation complète de Staline ; le courant modéré (conservateur), dominant parmi les nouveaux dirigeants du Parti, qui souhaitait en finir avec la critique du passé, mais préférait, de manière générale « parler le moins possible de Staline, que ce soit de son rôle positif ou négatif » ; et enfin, le courant anti-staliniste, appelant à approfondir la politique de déstalinisation lancée par Khrouchtchev.2 Alors que les deux premiers groupes avaient pris l’ascendance et semblaient en position d’imposer leur programme idéologique, le troisième, autrefois en position de force, était à présent relégué dans une posture défensive, exclu par la censure de tout accès au débat public.

Le XXIIIe Congrès du Parti, organisé en mars 1966, constitua un moment-clé dans l’affrontement de ces factions. Nombreux étaient ceux qui s’attendaient à ce que les dirigeants soviétiques prennent position sur l’épineuse question de la réhabilitation de Staline. En coulisses, néo-Stalinistes et anti-Stalinistes tentèrent de faire pression sur le gouvernement dans les mois qui précédèrent. Sergei Trapeznikov, un historien aux vues néo-staliniennes nommé en avril 1965 à la tête du département des Sciences et de l’Education Supérieure du Comité Central du CPSU, était bien décidé à pousser pour une réhabilitation du dirigeant soviétique. Il fut probablement derrière la publication, le 30 janvier 1966, d’un article dans Pravda signé par trois historiens, qualifiant le terme « culte de la personnalité », développé par Khrouchtchev, d’ « erroné, non-marxiste » et jugeant que la critique de Staline avait amené à « la dépréciation de l’effort héroïque du parti et du peuple dans le combat pour le socialisme, à un appauvrissement de l’histoire ».3 La position de Trapeznikov était également soutenue par de nombreux vétérans et militaires, qui adressèrent une pétition à Brejnev dans ce sens.

 Face à cette menace, de nombreux intellectuels et anciens prisonniers du Goulag se mobilisèrent et adressèrent pétitions et lettres ouvertes aux autorités, protestant contre la perspective d’une réhabilitation du leader responsable de la mort de millions de ses concitoyens. Parmi eux, de grands noms de l’intelligentsia littéraire et scientifiques, et certains futurs dissidents de renom, tel Andrei Sakharov. A leur côté, le Parti Communiste italien prit fermement position, à travers son journal l’Unitá, contre une révision des résolutions du XXe et XXIIe Congrès du parti, qui risquerait de générer un nouveau schisme au sein du mouvement communiste international.

Contre toute attente, le XXIIIe congrès n’aborda pas la question de Staline, et le statu quo existant resta officiellement en place. Dans la pratique, toutefois, les œuvres littéraires et historiques portant sur les pages sombres du passé soviétique furent rapidement reléguées à la circulation clandestine par une censure toujours plus stricte. Parallèlement, les publications vantant les mérites de Staline se firent plus fréquentes, provoquant à chaque fois de nouvelles vagues de lettres de protestation de l’intelligentsia anti-Staliniste. Toutefois, face à ces courants adverses, les dirigeants soviétiques adoptèrent une posture de retrait, fidèles à un compromis établi dès le XXIIIe congrès. En somme, ce compromis consistait à faire cesser toute critique de Staline et à réhabiliter de fait ses succès les plus notoires, à commencer par la victoire soviétique contre Hitler et l’industrialisation du pays, mais en les attribuant non plus à une personnalité donnée, mais à l’ensemble du Parti. Il importait de s’appuyer sur un « passé utilisable » pour fédérer un peuple que l’idéologie communiste ne suffisait plus à galvaniser et pour faire taire les critiques internes et externes, qui tendaient à tracer une ligne de continuité entre la période stalinienne et les fondements léninistes du régime.

En mettant un terme à la politique de déstalinisation, Brejnev ne parvint cependant pas à faire taire les voix dénonçant les crimes de Staline. Au cours des deux décennies suivantes, un mouvement de dissidence émergea en Union soviétique, uni par des valeurs communes telles que l’anti-stalinisme et la lutte pour les droits de l’homme. Une manifestation de ce refus de se laisser bâillonner fut l’apparition de recherches historiques dissidentes, publiées de l’autre côté du rideau de fer. La plus connue est l’Archipel du Goulag, l’œuvre magistrale en trois volumes de Soljenitsyne, retraçant à travers sa propre expérience et les témoignages de près de 250 prisonniers la douloureuse histoire des camps soviétiques. C’est aussi Staline et le stalinisme, une étude approfondie par Roy Medvedev des causes et des conséquences du stalinisme en Union Soviétique, basée elle aussi sur de nombreuses sources orales. Le débat sur la signification de ce phénomène dans l’histoire soviétique continua ainsi de manière clandestine, malgré les répressions qui touchaient la dissidence.

Toutefois, les dissidents et leurs sympathisants silencieux restaient une minorité, et il fallut attendre la perestroïka, et en particulier les effets de la politique de glasnost, à partir de 1989, pour qu’un réel débat public sur le passé soviétique et les répressions politiques ne s’ouvre en Union Soviétique. La politique de Mikhaïl Gorbatchev dans ce domaine a souvent été comparée à celle de Khrouchtchev, et en effet, on observe de nombreux points communs, exacerbés pendant la perestroïka, mais aussi le même potentiel déstabilisateur de ces révélations pour la légitimité du régime. Cet âge d’or de la dissidence, qui vit nombre de ses idées, telle que l’abolition de la censure, appliquées par le nouveau gouvernement, entraîna de profonds bouleversements au sein de la société. Mais il devait être suivi par un retour de bâton au cours des années 1990, alors que crise économique et démocratisation devinrent associées dans l’opinion publique. Plus jamais par la suite la position des « anti-stalinistes » n’obtint le soutien populaire et politique qu’elle avait connu à la fin des années 1980.

En effet, à la même époque où Brejnev évinçait de l’espace public les voix anti-stalinistes, il posait les bases d’un nouveau récit patriotique, appelé à dominer durablement le paysage mémoriel russe. Son élément central était un nouveau culte, visant à inspirer au peuple fierté et cohésion : celui de la victoire dans la « Grande Guerre Patriotique » de 1941-1945. En 1965, lors des célébrations du vingtième anniversaire de la victoire, une brève mention de Staline par Brejnev avait suscité une salve d’applaudissements. Il s’agissait désormais de canaliser ces énergies et de mettre le potentiel de rassemblement de 1945 au service du Parti. En septembre 1966, pour commémorer les vingt-cinq ans de la bataille de Moscou, la dépouille d’un soldat inconnu fut enterrée solennellement au pied des murs du Kremlin. Le nouveau monument, composé également de blocs de marbre commémorant les « villes-héros » d’URSS et d’une flamme éternelle issue de celle du champ de mars de Leningrad, fut ouvert officiellement le 8 mai 1967. Le discours d’inauguration soulignait l’origine de cette « flamme de la gloire », apportée de « la ville qui porte le nom du grand Lénine, du champ de mars où les héros de la Révolution tombés au combat, les héros d’octobre, reposent ».4

Ce culte, doté d’une forte assise populaire, était amené à perdurer, et constitue de nos jours l’un des piliers essentiels de la politique mémorielle poutinienne. Aujourd’hui comme hier, les commémorations de la Grande Guerre Patriotique évitent généralement de mentionner explicitement Staline, mais son image reste profondément associée dans l’imaginaire populaire aux victoires militaires remportées par l’Armée Rouge sous son commandement, et continue de susciter l’engouement d’une partie de la population. C’est dans cette perspective qu’il faut considérer l’érection d’un buste sur la tombe de Staline au pied du Kremlin en 1970 ou encore, plus récemment, l’inauguration en 2015 d’un monument commémorant la conférence de Yalta en Crimée. La nouvelle célébration du « jour de l’unité du peuple » poursuit la même logique de neutralisation du potentiel conflictuel du passé soviétique : en se substituant à la commémoration de la Révolution, facteur de division, elle met l’accent sur les pages glorieuses de la geste patriotique russe.

Toutefois, cette mémoire plus consensuelle cohabite de façon parfois conflictuelle avec des positions plus radicales de groupes nationalistes ou stalinistes, souvent porteurs de messages extrémistes. Là encore, on retrouve les racines de ces groupes dans le passé soviétique. Roy Medvedev les identifiait au milieu des années 1960 en tant que « néo-stalinistes », et en effet, ils tendaient à promouvoir des positions politiques de type stalinien et à vénérer Staline. Toutefois, à mesure que la vieille garde staliniennes cédait le pas à de plus jeunes générations n’ayant pas connu le Petit Père des Peuples, la nostalgie d’un passé glorieux devint l’apanage de groupes situés aux deux extrêmes du spectre politique, englobant une nouvelle mouvance russophile. Yitzhak Brudny analyse dans son étude sur le nationalisme russe la politique d’ « inclusion » menée par le gouvernement soviétique à l’égard de ces groupes dans la seconde moitié des années 1960, et qui explique la tolérance par la censure de nombreuses publications pro-staliniennes, pourtant en porte à faux avec la ligne officielle du Parti. Le pari, qui devait s’avérer perdant, était d’asseoir la légitimité du régime sur ces courants nationalistes, jouissant d’une certaine popularité au sein de la population.5 Aujourd’hui, nationalistes et stalinistes évoluent dans des mouvances distinctes, les uns se rassemblant autour de la fête du 4 novembre, et les autres celle du 7 novembre, même si la figure de Staline tend à fédérer au-delà de ces divisions, générant parfois des formes de syncrétisme mémoriel inattendues.

Pour conclure, le régime poutinien a fait sienne la politique mémorielle de compromis instituée par Brejnev, seul garant de la stabilité et de la paix sociale. Un exemple de cette approche est la position adoptée par le Kremlin en 2005 en réaction à la proposition du maire de Moscou, Iouri Loujkov, de restaurer la statue de Felix Dzerjinski, fondateur de la police politique soviétique, sur la place de la Loubianka. En réponse, Vladislav Surkov, alors idéologue en chef du Kremlin, objectait :

« Il est très important de faire attention aux symboles. […] Aujourd’hui, certains appellent le retour de la statue de Dzerjinski, demain, d’autres demanderont le retrait du corps de Lénine du mausolée. Les deux sont inopportuns et non acceptables pour une grande partie des citoyens de notre pays. […] Il est inacceptable d’insulter les sentiments et la mémoire des gens. »6

Ainsi l’Etat conserve ses prérogatives d’arbitre et modère les ardeurs de groupes minoritaires, choisissant selon les circonstances de puiser dans le registre de l’un ou de l’autre de ces courants ou au contraire de s’en distancer.

 

Footnotes

1 http://october29.ru/2016/

2 Document conservé aux Archives-Musée de Collections Privées de Moscou (TsMAMLS), Fond 333, Op. 9, d. 24.

3 E. Žukov, V. Trukhanovskij, V. Ščunkov, “Vysokaia otvetstvennost’ istorikov,” Pravda, 30 janvier 1966.

4 Turmarkin, Nina, The Living and the Dead : The Rise and Fall of the Cult of War II in Russia, New York, BasicBooks, 1995, p 128.

5 Brudny, Yitzhak,  Reinventing Russia: Russian Nationalism and the Soviet State, 1953-1991, Cambridge (Mass.), Londres, Harvard University Press, 1998.

6 David Satter, It Was a Long Time Ago, and It Never Happened Anyway: Russia and the Communist Past (New Haven: Yale University Press, 2012), 14.

 

References

Adler, Nanci, “The Future of the Soviet Past Remains Unpredictable: The Resurrection of Stalinist Symbols Amidst the Exhumation of Mass Graves.” Europe-Asia Studies vol. 57, n° 8 (Décembre 2005), pp 1093–1119.

Brudny, Yitzhak M. Reinventing Russia: Russian Nationalism and the Soviet State, 1953-1991,  Cambridge (Mass.), Harvard University Press, 1998.

Satter, David, It Was a Long Time Ago, and It Never Happened Anyway: Russia and the Communist Past, New Haven, Yale University Press, 2012.

Smith, Kathleen E., Remembering Stalin’s Victims: Popular Memory and the End of the USSR, Ithaca (NY), Cornell University Press, 2009.

Tumarkin, Nina, The Living & [and] the Dead: The Rise and Fall of the Cult of World War II in Russia, New York: BasicBooks, 1994.

 

Mise à jour le Samedi, 07 Janvier 2017 17:16