La déclaration Schuman du 9 mai 1950: « Un texte qui a changé le monde » [1]

Marie-Thérèse Bitsch
Professeur émérite à l'université de Strasbourg

 

apiers d'actualité/ Current Affairs in Perspective
Fondation Pierre du Bois
April 2010, No 3/ 2010

 

Read, save or print the pdf version of this article.

A l'occasion du soixantième anniversaire du plan Schuman, le Mouvement européen organise un concours ouvert aux lycéens qui sont invités à réécrire une « déclaration Schuman » adaptée à l'Europe de notre temps. Cette initiative rappelle, s'il en était besoin, que le projet de 1950 constitue non seulement l'acte fondateur de l'actuelle Union européenne mais reste une référence pour les citoyens du XXIè siècle qui veulent réfléchir aux raisons, aux objectifs et aux valeurs de la construction européenne pour relever le défi de l'approfondissement de l'intégration à l'échelle du continent.

Le projet de 1950 est l'œuvre de deux hommes dont les rôles sont complémentaires : Jean Monnet qui en est l'inventeur et Robert Schuman qui en prend la responsabilité politique. Jean Monnet [2], qui dirige alors le commissariat général au Plan, élabore le texte avec ses proches collaborateurs de la rue de Martignac, en quelques semaines, au printemps 1950. Mais il réfléchissait depuis l’époque de la guerre à la possibilité d’unir les Européens au sein d’une entité économique. Par ailleurs, l’idée d’une coopération internationale dans les industries de base, et en particulier dans la sidérurgie, était dans l’air du temps : de nombreux projets sont esquissés à la fin des années quarante, notamment en France et en Allemagne de l’Ouest, parfois avec l’appui des autorités américaines. Plutôt qu’au président du Conseil qui n’accorde guère d’intérêt au projet de Monnet, il revient à Robert Schuman [3] , titulaire du portefeuille des affaires étrangères depuis juillet 1948, de le prendre en charge pour le défendre au sein du gouvernement français et le proposer aux partenaires européens. Après l'avoir étudié dans sa maison de Scy-Chazelles pendant le dernier week-end du mois d'avril, le ministre rentre à Paris, le 1er mai, bien décidé à le mettre en œuvre. Schuman comme Monnet ne manqueront pas d'expliquer que seule la France pouvait prendre cette initiative, les voisins trop faibles ou encore discrédités par leur rôle dans la guerre n'ayant pas l'autorité nécessaire pour exercer un leadership.

Présenté le 9 mai au cours d'une conférence de presse, ce plan – qui gardera dans l'Histoire le nom du ministre – propose la création, dans un premier temps, d'un pool charbon-acier regroupant la France, l'Allemagne ainsi que d'autres pays d'Europe occidentale acceptant de s'y associer et dirigé par une Haute Autorité commune indépendante des Etats. Il cherche donc à donner à la construction européenne trois orientations essentielles. D'une part, il opte pour une Europe structurée avec des institutions supranationales. D'autre part, il préconise la méthode fonctionnaliste pour avancer à petits pas et aller des intégrations sectorielles à l'unification de l'ensemble des économies puis à la fédération politique. Enfin, il propose clairement l'organisation de l'Europe autour d'un noyau central formé par la France et la République fédérale d'Allemagne (RFA). Ce projet est aussitôt salué comme révolutionnaire par la presse qui ne prend cependant pas toujours toute la mesure de ses ambitions et de ses potentialités. Si Monnet et Schuman ont tenu à le lancer et à le réaliser rapidement, c'est en effet qu'ils en attendent la solution à plusieurs problèmes qui paraissent alors quasi insolubles [4].

Le plus urgent est la réconciliation entre la France et l'Allemagne considérées depuis des décennies comme des ennemis héréditaires. Cinq ans seulement après la fin de la Deuxième Guerre mondiale, cet objectif est audacieux car les ressentiments restent vifs, de part et d'autre, dans des populations qui ont subi la défaite (en France en 1940, en Allemagne en 1945) et l'occupation militaire du vainqueur pendant plusieurs années. De plus, les relations entre les deux gouvernements sont tendues depuis la création de la République fédérale en 1949. Certes, Paris a renoncé à sa politique punitive, surtout sous la pression des Etats-Unis qui font dépendre leur aide financière et militaire d'un rapprochement entre Européens. Mais la France, préoccupée de sa sécurité, cherche à limiter ou à contrôler le redressement de la puissance économique de son voisin tandis que le gouvernement de Bonn, dirigé par le chancelier Adenauer, est inquiet, voire agacé, par les positions françaises. La rivalité à propos de la Sarre, économiquement rattachée à la France mais considérée outre-Rhin comme territoire allemand devant réintégrer la RFA, provoque une sérieuse crise, au début de l'année 1950, que Robert Schuman cherche sincèrement à dénouer. Il pense que le projet de Monnet peut favoriser la réconciliation, en faisant entrer la RFA, avec l'égalité des droits, dans une organisation mettant en commun la production de charbon et d'acier, bases des industries d'armements, rendant ainsi la guerre non seulement impensable mais matériellement impossible.

Garantir la paix est donc la priorité du plan Schuman comme le suggère l'omniprésence de ce thème tout au long du texte. Il ne s'agit pas seulement de rapprocher les anciens ennemis des deux cotés du Rhin. Une autre menace pèse sur l'Europe divisée par la guerre froide qui ne cesse de s'aggraver depuis 1947, avec le coup de Prague, le blocus de Berlin, la création de deux Etats allemands de part et d'autre du rideau de fer, la signature de traités (traités bilatéraux à l'Est entre l'URSS et ses satellites, pacte atlantique à l'Ouest) s'efforçant de renforcer la cohésion de chacun des camps. Monnet et Schuman, comme beaucoup d'Occidentaux, redoutent une agression communiste et une troisième guerre mondiale qu'ils voudraient prévenir en unifiant l'Europe occidentale pour faire barrage à l'expansion soviétique, conformément à la politique d'endiguement définie dès 1947 par le président Truman. Le pool charbon-acier apparaît donc à la fois comme un instrument de résistance à la politique soviétique et comme un moyen d'intégration à l'Ouest.

L'approfondissement de la construction européenne est ainsi étroitement lié au désir de réconciliation et à la volonté de paix. Au début de l'année 1950, différentes organisations existent déjà en Europe occidentale : l'Organisation européenne de coopération économique, créée pour la mise en œuvre du plan Marshall, l'Union occidentale qui est un pacte de sécurité collective entre cinq Etats européens pour préparer le pacte atlantique, le Conseil de l'Europe constitué à la demande du Mouvement européen, dans la foulée du congrès de La Haye de mai 1948. Mais ces organisations intergouvernementales, affaiblies par le droit de veto, manquent d'efficacité et déçoivent de nombreux Européens. Schuman lui-même, qui a œuvré à la création du Conseil de l'Europe mais a été contraint de faire beaucoup de concessions aux Britanniques, hostiles aux transferts de souveraineté, a conscience de devoir changer de méthode. A ses yeux, seule une intégration supranationale, appliquée progressivement à des domaines de plus en plus larges, permet d'unifier réellement l'Europe.

Si les préoccupations politiques sont prépondérantes, les objectifs économiques ne sont pas absents. Monnet qui met en œuvre le plan de modernisation de l'économie française redoute le redressement rapide de la sidérurgie allemande qui pourrait conduire à une concurrence difficile pour les pays voisins et, peut-être, en France, à un retour au protectionnisme qu'il souhaite éviter. Schuman, qui est député du département de la Moselle où la sidérurgie est importante, a lui aussi le souci d'un développement harmonieux de ce secteur. Surtout, en intégrant dans une première étape le charbon et l'acier, les Français cherchent à éviter la domination de la Ruhr, principale région sidérurgique de la RFA.

Le plan français répond à des attentes chez plusieurs partenaires. Le chancelier Adenauer, consulté juste avant le lancement du projet, se montre enthousiaste. Il est prêt à sacrifier quelques avantages économiques pour obtenir l'égalité au sein d'une organisation lui permettant de redonner à son pays une place reconnue sur l'échiquier international. Il est également très favorable à la réconciliation franco-allemande et très désireux d'ancrer la RFA dans l'Europe occidentale. Par contre, le Royaume-Uni ne peut accepter de se joindre à ce projet qui semble menacer la souveraineté de Westminster et pourrait lier son pays au continent, au détriment des relations privilégiées avec les Etats-Unis et le Commonwealth. C'est donc à Six (France, RFA, Italie, Belgique, Luxembourg, Pays-Bas) que se crée la Communauté européenne du charbon et de l'acier (CECA) effectivement mise en place en 1952, après la signature et la ratification d'un traité qui définit un ensemble institutionnel assez sophistiqué mais instaurant un équilibre des pouvoirs entre la Haute Autorité, le Conseil des ministres, l'Assemblée parlementaire et la Cour de Justice [5].

Le plan Schuman laisse aux Européens du XXIè siècle, à la fois des enseignements et un héritage. En 1950, quelques hommes ont relevé, avec courage, les défis d'une conjoncture internationale pleine de risques pour s'engager dans une voie novatrice. Ils ont inventé un projet concret répondant à la situation de l'après guerre mondiale et du début de la guerre froide, pour réconcilier les Européens, stabiliser le continent et contribuer à la paix. Ils avaient en commun des convictions fortes, des objectifs et des valeurs, ainsi que le sens de l'intérêt général. La première Communauté européenne, celle du charbon et de l'acier, née de la déclaration Schuman du 9 mai 1950, a été considérée comme un succès de l'intégration même si elle a aussi connu des échecs. Après l'abandon de la Communauté européenne de défense en 1954, elle a servi de référence sinon de modèle pour de nouvelles communautés créées par les traités de Rome, en particulier la Communauté économique européenne qui réalise progressivement, par la fusion des marchés, l'intégration économique générale. Dans les années 1980-1990, en même temps que se préparent différents élargissements, de nouvelles étapes sont franchies pour réaliser une union de plus en plus étroite, notamment par l'instauration d'une monnaie, l'euro, et par le développement des coopérations dans les domaines de la politique étrangère, de la défense, et aussi de la sécurité intérieure. Quant au système institutionnel de l'Union européenne, il a été souvent aménagé mais porte toujours la marque de la supranationalité inaugurée avec le plan Schuman.

[1] Dans le numéro hors série, publié en 2008, sur Les textes qui ont changé le monde, Le Point retient, pour le XXè siècle, la déclaration Schuman, qui est présentée à la suite du traité de Versailles, d'un extrait de 'Mein Kampf' , d'un texte sur la théorie de la relativité d'Albert Einstein et d'un extrait de L'inconscient et son interprétation de Sigmund Freud.

[2] Sur Jean Monnet , voir ses Mémoires, Paris, Fayard, 1976, 642 p. ; Gérard Bossuat, et Andreas Wilkens (dir.), Jean Monnet, l'Europe et les chemins de la paix, Paris, Publications de la Sorbonne, 1999, 536 p. ; Éric Roussel, Jean Monnet (1888-1979), Paris, Fayard, 1996, 1004 p.

[3] Sur Robert Schuman, voir Raymond Poidevin, Robert Schuman. Homme d'Etat, (1886-1963), Paris, Imprimerie Nationale, 1986, 520 p. ; François Roth, Robert Schuman. Du Lorrain des frontières au père de l'Europe, Paris, Fayard, 2008, 658 p.

[4] Sur le plan Schuman, sa genèse et ses motivations , voir notamment Klaus Schwabe (dir.), The Beginnings of the Schuman-Plan, Baden-Baden, Nomos Verlag, 1988, 475 p. ; Andreas Wilkens (dir.), Le plan Schuman dans l'histoire. Intérêts nationaux et projets européens, Bruxelles, Bruylant, 2004, 466 p. Dans cet ouvrage, voir en particulier : Pierre Gerbet, « la naissance du plan Schuman », pp. 13-51 ; Klaus Schwabe, « L'Allemagne, Adenauer et l'option de l'intégration à l'Ouest », pp. 81-105 ; « Marie-Thérèse Bitsch, « La triple option de Paris : pour une Europe supranationale et sectorielle autour du noyau franco-allemand », pp.150-168.

[5] Sur la CECA, voir Dirk Spierenburg et Raymond Poidevin, Histoire de la Haute Autorité de la CECA, Bruxelles, Bruylant, 1993, 919 p. ; Philippe Mioche, Les cinquante années de l'Europe du charbon et de l'acier, 1952-2002, Luxembourg, Office des publications officielles des Communautés européennes, 2004, 128 p.

 

Disclaimer: The views expressed in this paper are those of the author alone and do not necessarily reflect the opinion of the Foundation.

 

 

 

Last Updated on Monday, 17 May 2010 16:10